Le corps souffrant

Chapô

Le corps accidenté, handicapé, mutilé ou malade est traité dans de nombreux récits. Qu’ils soient autobiographiques ou romancés, ces textes poignants mettent en lumière les affres dans lesquelles sont plongés les corps en souffrance.

Le corps souffrant
Texte

Le Cœur ne cède pas de Grégoire Bouillier (Flammarion, 2022)

En 1984, Marcelle Pichon se laisse mourir de faim dans son cagibi parisien. Pendant quarante-cinq jours, elle relate scrupuleusement son agonie dans un cahier d’écolier : le corps comme une ruine qui se délabre et qui résiste à son propre chaos. Le cœur, lui, ne cède pas. Son cadavre momifié est découvert dix mois plus tard. À l’époque, Grégoire Bouillier entend ce fait divers à la radio. En 2018, lors d’un dîner, le hasard le (re)met sur la piste de cette femme. Qui était-elle ? Pourquoi avoir écrit son agonie ? Comment un être humain peut-il s’infliger une telle punition ? La réponse se dévoile au fil des quelque 900 pages que compte ce roman qui revêt la forme d’une enquête remarquable.

 

Le Lambeau de Philippe Lançon (Gallimard, 2018)

Le 7 janvier 2015, Philippe Lançon était dans les locaux de Charlie Hebdo. Les balles des tueurs l’ont gravement blessé. Sans chercher à expliquer l’attentat, il décrit dans Le Lambeau le basculement de son existence. De janvier à novembre 2015, il a subi 17 opérations. Durant ces mois de souffrance « Je ne souffrais pas, j’étais la souffrance » et de reconstruction « Ma mâchoire inférieure ayant disparu, on avait greffé à la place mon péroné droit, accompagné d’une veine et d’un bout de peau de jambe qui, sous le nom de palette, me tenait lieu de menton », il écrit. En découle ce récit bouleversant de sa reconstruction, lente et lumineuse.

 

Hors de moi de Claire Marin (Allia, 2008)

Hors de moi est la narration essoufflée d’une jeune femme atteinte d’une maladie auto-immune qui la diminue. Dans ce texte, Claire Marin dit la rage de la malade qui refuse de se soumettre à cette condition. La narratrice analyse avec lucidité la souffrance, dissèque la maladie, ses effets sur l'humeur, la résistance qu'elle tente de lui opposer, le rapport exclusif qu'elle impose. Elle restitue l’impuissance de la pensée face à l’obsession de la maladie et la manière dont la souffrance devient peu à peu le seul mode d’être du malade, son sentiment d’exister. Loin de sombrer dans la résignation et la tristesse, ce récit est porté par l’énergie de la colère qui redonne toute sa vigueur au sujet.

 

La Douleur de Marguerite Duras (P.O.L., 1985)

La dernière guerre, Marguerite Duras l’a vécue tout à la fois comme épouse d’un déporté, comme résistante, mais aussi, comme écrivaine. Les lignes dans lesquelles elle raconte le retour des camps de son mari, Robert Antelme, sont parmi les plus poignantes du récit. Elle y dit en peu de mots la déshumanisation des déportés, de ces femmes et ces hommes aux corps si décharnés qu’ils sont insupportables à regarder :

« Dans mon souvenir, à un moment donné, les bruits s’éteignent et je le vois. Immense. Devant moi. Je ne le reconnais pas. Il me regarde. Il sourit. […] C’est à ce sourire que tout à coup je le reconnais, mais de très loin, comme si je le voyais au fond d’un tunnel. C’est un sourire de confusion. Il s’excuse d’en être là, réduit à ce déchet. Et puis le sourire s’évanouit. Et il redevient un inconnu. Mais la connaissance est là, que cet inconnu c’est lui, Robert L., dans sa totalité. […] Le docteur est arrivé. Il s’est arrêté net, la main sur la poignée, très pâle. Il nous a regardés puis il a regardé la forme sur le divan. Il ne comprenait pas. Et puis il a compris : cette forme n’était pas encore morte, elle flottait entre la vie et la mort et on l’avait appelé, lui, le docteur, pour qu’il essaye de la faire vivre encore. Le docteur est entré. Il est allé jusqu’à la forme et la forme lui a souri. […] Il devait peser entre trente-sept et trente-huit kilos : l'os, la peau, le foie, les intestins, la cervelle, le poumon, tout compris sur un corps d'un mètre soixante-dix-huit. »